Netflix est une plateforme d’accès en streaming à des contenus audiovisuels filmiques et sériels. Fin 2019, l’entreprise comptait 139 millions d’abonnés répartis dans 90 pays. C’est une véritable success story que vie la plateforme. De nombreuses personnes s’intéressent à ce succès et celui des plateformes de streaming en général. On peut trouver sur le sujet des articles de recherche sur l’économie de la jouissance, l’algorithme de Netflix, son entrée dans le monde du cinéma et on ne compte pas les articles professionnels qui tentent de percer les secrets de la communication de la plateforme.
Ce que l‘on sait globalement, c’est que l’expérience des usagers de Netflix est co-construite avec l’entreprise. Par leurs choix et modes de consommation des contenus Netflix, les utilisateurs de la plateforme influencent l’entreprise dans ses choix de production et de communication. Ils influencent également l’algorithme, qui leur propose des contenus en partie en fonction de ce qu’ils préfèrent. En quelques sortent donc, ils construisent leur expérience. En y regardant de plus près cette co-construction a l’apparence de deux forces qui s’opposent, déplaçant un curseur entre deux pôles : l’expérience voulue par Netflix pour ses usagers, et l’expérience que veulent se construire les usagers.
Après avoir fourni ces informations, on est en droit de se demander si le succès de Netflix est uniquement dû à un bon algorithme et une bonne communication. En effet, les autres plateformes de streaming proposent des contenus semblables, pourtant, certains consommateurs ont choisi Netflix et pas elles. C’est sûrement que la plateforme propose quelque chose en plus, une expérience perceptive et sensorielle unique. Nous émettons l’hypothèse que ce quelque chose vient d’une mimétique de l’expérience cinématographique. Les conditions d’expérience que propose Netflix permettent, par des expressions, des icônes, de signifier une expérience cinématographique. Comment en sommes-nous arrivés à cette hypothèse ?
Débat sur la définition du cinéma
Début 2019, Steven Spielberg aurait exprimé son souhait de ne pas voir les films produits et diffusés par les plateformes de streaming concourir aux Oscars. Cette année, la plateforme reçoit une vingtaine de nominations aux Oscars. Fin d’année 2019, Edouard Baer déclarait : “Le cinéma, c’est être ensemble, pas manger des pizzas en regardant Netflix !”. Ces 2 exemples ne sont pas les seuls dans la sphère médiatique à avoir ouvert la question suivante : Netflix est-elle du cinéma ? Il semble que la question soit un peu trop binaire, qui est capable de définir ce qu’est le cinéma ? D’ailleurs, est-il question ici de cinéma, du cinéma ou d’un cinéma ? Nous sommes capables de distinguer un téléfilm d’un film de cinéma. Pourquoi avons-nous plus de mal à distinguer un film Netflix d’un film de cinéma ?
Si l’on cherche du côté des films en eux-mêmes, nous ne trouverons pas de différences. Il s’agit d’histoire en audiovisuel durant minimum 1h. Il faudrait donc chercher du côté de ce qui entoure le film et nous entoure nous. En effet, la phrase prononcée par Edouard Baer ne parle pas des contenus du film, mais de ce qui se passe autour. En regardant de loin ce qui se passe autour, on se dit tout de suite que non, Netflix n’est résolument pas comme le cinéma. Avec Netflix, on ne va pas s’enfermer dans une grande salle obscure avec des amis et du pop-corn pendant 1h30. À la question “Netflix est-elle du cinéma ?”, nous pouvons donc répondre non. Demandons-nous alors si Netflix propose une expérience cinématographique. Autrement dit, la plateforme arrive-t-elle à reproduire ou imiter le cinéma et comment ? Comment fait-elle ?
Déroulement de l’analyse
Pour répondre à ces questions, il faudra interroger les sémioses perceptives et sensorielle des 2 objets. Notre analyse se portera donc sur la comparaison entre la plateforme Netflix et un cinéma (dans notre cas, le CGR d’Angoulême). Nous la construirons à travers le parcours que suivent les usagers de l’arrivé devant la façade du cinéma jusqu’au démarrage de la séance, ou, pour les usagers Netflix, de la connexion à la plateforme jusqu’au lancement du film. En fin d’analyse, nous nous servirons d’un schéma tensif pour décrire et synthétiser le parcours perceptif et sensoriel des usagers. Ce sera l’occasion d’ouvrir sur de nouvelles questions.
L’accueil : comme une façade du cinéma
Ci-dessous, vous trouverez une capture de l’écran d’accueil de Netflix ainsi qu’une photo du CGR d’Angoulême. Sur les deux images, on remarque la présence du logo en hauteur, ainsi qu’un visuel de la dernière sortie audiovisuelle en grand format, avec en dessous, une liste des autres contenus à voir sous forme de “vignettes” ou affiches à l’horizontale. Si nous cliquons sur “plus d’infos” sur Netflix, nous retrouverons un descriptif comme ceux qui se trouvent sur le mur du CGR. À propos des films, il existe des avant-première Netflix, tout comme les films au cinéma sont généralement des films qui passent par ce support avant d’arriver sur les autres (DVD, télévision etc.). Les couleurs principales pour le CGR (et beaucoup d’autres cinémas) et Netflix sont le rouge, le blanc et le noir. C’est ce que l’on constate sur l’image de la façade du CGR, mais nous pouvons également le voir dans des salles ou sur les murs de l’intérieur du cinéma, nous y reviendrons.
Le hall d’accueil du cinéma
En rentrant dans le cinéma, on trouve les bornes automatiques et guichets d’achat de tickets ou d’abonnements, la vente de nourriture, des écrans d’annonce de disponibilité des salles, des écrans de bande-annonce et un contrôleur de tickets, le tout dans un large espace.
Ces éléments que nous avons énoncés, nous les retrouvons également sous d’autres formes avec la consommation de contenus sur Netflix. Un achat est demandé en premier dans les deux cas. Pour Netflix, le contrôle de l’achat se fait par la connexion à son compte. La plateforme nous dit aussi quels films seront bientôt disponibles, lesquels le sont déjà, et diffuse des bande-annonces.
Pour l’achat de nourriture, bien sûr, la plateforme ne s’occupe pas de la vente, mais créer les conditions de motivation. La nourriture est un “bonus” quand on va au cinéma, une amélioration de notre expérience. Avec Netflix, il est également possible de se recréer ce “bonus”. À noter toutefois que la consommation des contenus de la plateforme se fait parfois de manière plus “régulière”, par exemple au petit-déjeuner, comme un rituel régulier, contrairement au cinéma qui est un rituel plus occasionnel (cela diffère aussi selon les individus.). Enfin, le large espace, mais en même temps l’orientation donnée par le cinéma, qui oscille entre faire faire et laisser faire se retrouve également sur Netflix. Nous sommes orientés par l’algorithme et le design de la plateforme, mais nous sommes quand même plus ou moins libres.
La salle de cinéma
Une fois à l’intérieur de la salle de cinéma, on trouve certains points de similitude avec l’expérience Netflix. D’abord, on essaie de trouver la configuration, la position la plus confortable pour nous. Ensuite, on regarde l’écran rectangulaire qui prend presque tout le “cadre”, soit le mur en face de nous. C’est la même chose pour Netflix, lorsque l’on laisse le curseur quelques secondes sur une vignette ou que l’on clique dessus, elle se transforme en écran rectangulaire de la même manière.
Tou-doum : la séance de cinéma
Le démarrage d’une séance au cinéma est automatique et ne dépend pas de l’action de l’un des spectateurs. Netflix propose le même automatisme lorsque nous n’agissons plus avec la souris. Quand on met en route un contenu original Netflix, vient avant le film le logo de la plateforme et une signature sonore un “tou doum”. Si ce “tou doum” ne vous dit rien, que ce soit son signe graphique ou son référent sonore, c’est que vous ne regardez pas de contenus originaux sur la plateforme. Cette signature est connue des accros à Netflix et est utilisée régulièrement par la marque dans sa communication comme sur le lien YouTube en note ou sur ces échanges sur Twitter en capture d’écran ci-dessous.
Une son cinématographique
Ce “tou doum” se fait en 2 étapes principales. D’abord, nous entendons 2 coups de percussion à étroite intervalle avec en fond un son plutôt “métallique”, continu et grave, puis un changement. Le son en fond augmente son volume et devient aigu. Il dure assez longtemps, le volume diminue et la signature se termine. Cette structure sonore comme par une phase “puissante” puis une phase “longue” qui nous submerge. Elle se retrouve dans les signatures sonores des entreprises de production comme Warner, 20th century Fox, Columbia ou encore Disney. Finalement, on peut se demander si cette introduction joue le rôle du pivot passionnel dans une séquence passionnelle. Il est un peu comme du papier cadeau, mais pour un film ou une série.
L’animation visuelle : un processus immersif
Depuis, 2019, l’introduction de Netflix a changé d’animation visuelle. L’animation originale suivait simplement la rythmicité de la signature sonore (ou l’inverse). On pouvait voir d’abord l’apparition du logo en 2 “coups”, suivant les percussions, puis son remplissage en rouge et son “recule”, comme si il se posait sur quelque chose, tout comme la fin sonore.
L’animation apparue en 2019 est plus travaillée et intéressante. D’abord, nous n’y voyons qu’un “N”, ce qui traduit une notoriété assez forte pour ne plus avoir à afficher le nom de la marque en entier. Ce “N” a la propriété synesthésique de nous faire ressentir du tissu. Tissus qui, in situ ne peut être qu’associé aux toiles d’écran de cinéma. Après cette apparition, s’opère un mouvement d’absorption ou de zoom vers le logo. Plus nous nous approchons, plus le “N” se décortique en plein de faisceaux lumineux de différentes couleurs nous évoquant les “fibres lumineuses” de l’écran, comme-ci nous rentrions dans celui-ci, comme-ci nous rentrions en immersion. Ces faisceaux, en partant sur les côtés semblent nous entourer, comme une sorte de captation. En mettant toutes ces phases dans l’ordre et en tenant compte du son, nous obtenons la séquence suivante : absorption, captation, immersion.
Netflix et cinéma : une séquence tensive de l’immersion
Ces phases que nous avons dégagées, nous pouvons les utiliser pour former un schéma tensif duquel découle un carré sémiotique. Nous pouvons articuler le schéma tensif avec en intensité, l’attirance que l’objet observé exerce sur nous, et en étendue, la taille du cadre de l’objet, c’est-à-dire la taille de la zone d’intensité. Ainsi, nous obtenons un schéma suivant.
À partir de ce schéma tensif, nous pouvons construire un carré avec un parcours pour l’objet de notre étude.
Le cinéma et Netflix agissent sur les usagers d’abord par absorption, ils sont attirés, comme ayant été pris un tunnel. Puis, les usagers sont captés, le cadre se referme sur eux. Ils sont ensuite immergés, ils sont au cœur de l’objet. Enfin, vient le moment d’émerger, les usagers sortent de l’objet. Cette expérience perceptive ne concerne pas que les introductions. Le cinéma en général utilise cet enchaînement avec l’absorption jusqu’à l’entrée dans la salle fermée qui nous capture, puis l’immersion avec l’obscurité et le film, et enfin l’émergence au moment de prendre le couloir de la sortie.
Conclusion
Dans cet article, nous avons montré comment Netflix reproduit la sémiose cinématographique grâce à la mimétique d’éléments iconiques de ce dernier. Nous avons dégagé des points communs d’ordre paradigmatique entre le cinéma et Netflix et quelques-uns d’ordre syntagmatique. Nous pourrions nous demander si les deux appartiennent à un même genre ou un même style, et il serait intéressant d’utiliser le concept sémiotique de gradient pour répondre à cette interrogation tout en essayant de l’étendre à l’ensemble de la sphère audiovisuelle. À force d’être choisi à la place de certains autres prestataires de contenu audiovisuel, Netflix commence à devenir “l’original” de ce dont il n’était que la “copie” ou le “passeur”. On peut se demander si au fil du temps, nous n’arriverons pas à considérer que c’est le cinéma qui imite Netflix.
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