Introduction
Notre point de départ est celui de l’analyse d’une marque de cosmétiques bio pour homme (pas d’inquiétude, je ne dévoile pas ce genre d’analyse quand il s’agit de clients). Une analyse purement marketing de ce type de marque conduirait probablement à une segmentation (et un mapping) en deux axes : Biologique/Synthétique et niveau de gamme. Ce serait un début, mais cela ne dévoilerait pas tout le sens de la consommation de ce type de produit. Et le rapport entre les hommes et les cosmétiques est avant tout une question de manière d’être et d’exprimer sa masculinité. Mais il s’agit aussi ici d’un rapport à la nature, puisque la marque que nous analysons se vend comme “bio”. L’étude des masculinités et de notre rapport à la nature se retrouve en sciences sociales dans les études éco-féministes.
Quelques piliers théoriques
L’éco-féminisme justement, sera le point de départ de notre analyse. Le but est d’établir grâce à lui un lien entre genre et nature afin de pouvoir traiter les deux sujets comme un tout et non plus comme des variables séparées et indépendantes. Une fois notre lien établi, nous pourrons nous pencher sur la sociologie des masculinité en évoquant la typologie de Raewyn Connell ainsi que la critique qu’en fait Demetrakis Z. Demetriou. Nous parcourrons ensuite quelques concepts sémiotiques avant d’essayer de lier le tout en un nouveau modèle d’analyse des formes de masculinités.
L’éco-féminisme est un ensemble de courants philosophiques qui trouvent dans le féminisme et l’écologie des “points de contact” permettant une analyse commune. Il n’est pas question ici de développer tout l’historique de ces courants mais de se servir de l’un leurs constats : dans notre société patriarcale, les femmes font partie de la nature, ainsi, les hommes peuvent traiter et considérer les femmes comme ils traitent la nature. Ainsi, on verra qu’un genre considère l’autre et la nature parfois comme un objet, parfois comme un sujet. Leur interrelation est tantôt dans la conquête, tantôt dans la protection etc. Ce n’est peut-être pas par hasard si féminisme et écologie prennent autant d’ampleur aujourd’hui et en même temps. Il nous semble maintenant plus simple d’établir une typologie intégrant les rapports entre masculinité et féminité et masculinité et nature. A présent, nous ne séparerons pas ces rapports.
La littérature scientifique sur les études de genre, qui comprennent l’étude de la masculinité, commencent à être abondantes et nous ne pouvons pas tout survoler. Par rapport au concept de masculinité, la référence scientifique la plus connue est la typologie des masculinités proposée par Raewyn Connell en 1995 dans Masculinities. La sociologue distingue au moins 4 types de masculinités :
- La masculinité hégémonique, qu’elle définit comme « la configuration des pratiques de genre qui incarne la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes».
- La masculinité complice, des individus qui n’ont pas d’intérêt à relayer les valeurs de la domination mais qui le font quand même.
- La masculinité subordonnée, composée de personnes considérés comme inférieures (exemple : les hommes « efféminés »).
- La masculinité marginalisée, soit les individus soumis à la domination hégémonique, ou socialement privés du pouvoir de domination (pauvres, handicapés, etc.).
Depuis sa création, le concept de Connell a été discuté et critiqué. Parmi, ces critiques, nous retiendrons celle de Demetrakis Z. Demetriou. Celle-ci1 nuance la typologie “dualiste” de Connell grâce à ce qu’elle appelle “l’hégémonie interne”. Selon la chercheuse, il existe des masculinités hégémoniques hybrides qui ont l’apparence d’être des redéfinitions progressistes des genres mais qui re-codifient en leur sein la masculinité hégémonique, soit la domination masculine. On peut résumer l’article avec un des ses paragraphes : “Nous avons l’habitude de concevoir le pouvoir masculin comme une totalité fermée, cohérente et unifiée, qui n’accueille l’expression d’aucune altérité ni contradiction. Ceci est une illusion dont nous devons nous débarrasser, car c’est justement par son contenu hybride et en apparence contradictoire que la masculinité hégémonique se reproduit.”
Le carré sémiotique des organisations sociales hétérosexuelles
En sémiotique, il paraît évident qu’il faille utiliser le carré de la masculinité et de la féminité. Malheureusement, ce dernier nous semble de moins en moins pertinent, ou en tout cas trop abstrait pour nous être utile. Lorsqu’on essaie de le développer en lui trouvant des méta-termes (ange, androgyne etc.), on se heurte au même problème. Cela vient des termes en eux-mêmes, qui sont des expressions au contenu très varié et changeant.
Nous allons donc nous éloigner de l’abstrait en plaquant notre carré sur le concret : la société. Cela paraît être le plus pertinent puisque le social construit le genre. En créant des méta-termes concernant le social, nous trouvons donc des résultats plus parlants. Nous partons du concept de genre pour aller vers des formes d’existence particulières du genre.
Nous obtenons donc les méta-termes suivants :
- Société complémentarisante. Masculinité et féminité sont deux genre qui s’expriment à part égale. C’est une complémentarité abstraite dans le sens où la parfaite égalité dans la répartition des tâches et caractères propres aux genres annule la complémentarité. Celle-ci nécessite une répartition inégale, que nous trouverons dans nos méta-méta-termes. Quoi qu’il en soit, dans cette société, chaque genre a besoin de l’autre
- Société patriarcale. Le masculin est la valeur principale, la féminité est niée ou négativisée.
- Société matriarcale. Le féminin est la valeur principale, la masculinité est niée ou négativisée.
- Société individualisante. Le genre est un concept individuel voir inexistant. Il n’y a pas de sentiment d’appartenance à un genre ou très peu.
En combinant ces méta-termes, nous obtenons les méta-méta-termes suivants :
- Le protectorat patriarcale est une complémentarité en faveur du genre masculin. Une relation de protection du genre complémentaire (féminin) est établie, donnant au genre masculin un pouvoir implicite sur celui-ci.
- Le protectorat matriarcale est une complémentarité en faveur du genre féminin. Une relation de protection du genre complémentaire (masculin) est établie, donnant au genre féminin un pouvoir implicite sur celui-ci.
- Les libéralismes patriarcaux et matriarcaux sont des sociétés où les genres sont intra-divisés mais existent toujours. La non-complémentarité supprime l’utilité du genre qui devient un objet de quête et de désir prédateur.
Nous pouvons faire un premier rapprochement entre la sémiotique et la typologie de Connell et sa critique. Ici, la masculinité hégémonique est tout simplement la masculinité mise en avant par le patriarcat, et les masculinités hégémoniques hybrides sont les masculinités mises en avant par la société paternaliste et la société patriarcale-libérale.
Des formes de société aux formes de vie
Notre carré montre des “fonctionnements” de société mais ce que nous cherchons à montrer, ce sont des “fonctionnements” de personnes, et plus précisément, des manières d’exprimer sa masculinité, ce qui nous amène vers ce que la sémiotique appelle les “formes et styles de vie”.
Par souci de simplicité, nous ne ferons pas de distinction entre style et forme de vie mais il en existe bien une. Dans cette partie de la sémiotique, évoquons d’abord ce que Landowski appelle les goûts “appoloniens” et “dyonisiaques”. Dans Passions sans nom, le sémioticien nous fait remarquer que nos manières d’être et d’agir peuvent toujours se rapporter à un goût de faire plaisir (“appolonien”) et un goût de se faire plaisir (“dyonisiaque”). Il pourrait donc exister des “comportements masculins” “appoloniens”, “dyonisiaque” ou les deux. Ces comportements, plus que l’expression de goûts, pourraient manifester des intentions, des stratégies.
Landowski poursuit sa réflexion sur les styles de vie en esquissant 4 archétypes de styles de vie :
- Le « snob »,l’individu qui souhaite se conjoindre avec ce qui est valorisé par la société (c’est ce que Landowski appelle l’assimilation)
- Le « dandy », Celui qui souhaite au contraire se disjoindre de cette société (ce qu’il appelle l’exclusion)
- Le “caméléon”, celui qui se fait passer pour quelqu’un appartenant à la société sans pour autant accepter les valeurs de cette dernière (l’admission)
- “L’ours”, celui à qui personne ne peut “indiquer un chemin”, il est maître de lui-même, quitte à s’exclure petit à petit de la société (la ségrégation)
Le snob et le caméléon ont ce que Landowski nomme un “goût de plaire”, tandis que le dandy et l’ours ont un “goût de faire plaisir”. Il est intéressant de noter une certaine similitude avec la typologie de Connell, par exemple, le “snob” peut être rapproché de la masculinité hégémonique et le “caméléon” de la masculinité complice. Quand au dandy et à l’ours, ils pourraient exprimer des masculinités hybrides.
Schéma tensif des formes de masculinité
En résumé, les concepts ce que nous venons de voir sont une affaire de tension. Tension entre des genres, tension entre des modes de vie, tension entre des sociétés. Il est surement possible alors de réunir le tout dans le schéma tensif suivant.
Sur ce schéma, l’intensité représente la “force de la masculinité” et l’étendue le nombre de personne que l’intensité implique. Ces catégories tensives sont critiquables, nous en avons essayé d’autres mais n’avons pas trouvé quelque-chose de plus satisfaisant que celles-ci (sauf peut-être celles de N.Couegnas pour l’actant collectif). Néanmoins, la typologie créée nous semble intéressante, et nous verrons plus tard qu’il est possible de la mettre en relation avec différents types de produits cosmétiques et entreprises.
Nous avons quatre pôles :
- La masculinité dominée est une masculinité soumise, écrasée.
- La masculinité complémentarisante est une masculinité qui se complète avec la féminité et la nature, formant une harmonie. C’est une masculinité que l’on retrouve dans le discours essentialiste et différentialiste, des hommes et des femmes, par nature complémentaire. Il y a une dimension très téléologique.
- La masculinité dominante est une masculinité hégémonique.
- La masculinité individualisante est une identité de genre propre à chacun, sans interdépendance avec son genre opposé. Une façon singulière et minimaliste d’être homme. Elle peut passer par exemple par des pratiques spécifiques liées au contraintes biologiques du corps des hommes comme par exemple la barbe. C’est le genre de masculinité qu’a traité récemment la marque Gilette en mettant en scène un père qui apprend à son fils trans à se raser. La marque montrait une masculinité simple, exprimée par un minimum de signes.
Conclusion : Les formes concrètes de masculinité et le positionnement des marques de cosmétiques
Typologie des formes d’expression de la masculinité
Nos quatre pôles, une fois combinés, forment des masculinités moins “abstraites” et plus identifiables :
- La masculinité protectrice se trouve entre la dominante et la complémentarisante. C’est un mouvement, comme une couverture sur les autres. C’est une domination nécessaire légitimée par la complémentarité. C’est une masculinité hégémonique hybride. On pourrait l’attribuer à la figure du pompier ou du garde forestier/guide de montagnes.
- La masculinité à protéger se trouve entre la masculinité complémentarisante et la masculinité dominée. Elle est un peu fragile et vulnérable. Elle a besoin d’un produit qui la protège. On pourrait l’attribuer à l’adolescent ou à l’homme de plus de 50 ans.
- La masculinité de conquête est issue de l’hybridation de la masculinité dominante et de la masculinité individualisante. Le sujet est pris entre son identité dominante, son appartenance à un groupe dominant et sa singularité. C’est une masculinité hégémonique hybride en ce sens que la singularité de l’individu pose un voile sur son rapport dominant à la société. Cette masculinité est également loin de la complémentarisante. Le sujet n’est pas obligé de composer avec l’autre genre car il n’y a pour lui pas ou peu d’interdépendance. L’autre, le féminin, la nature n’est qu’une chose à conquérir. Il cherche un produit l’aidant à “chasser”. Il cherche un produit “tonifiant” qui en fasse un prédateur.
- La masculinité à conquérir est une masculinité du “plaire”. On peut la retrouver dans la culture Queer, qui s’est approprié des codes féminins hétéro-normés.
Il existe des relations stratégiques entre ces formes de masculinité. Par exemple, la masculinité à conquérir pourrait s’opérer dans le cadre d’un piège pour conquérir, c’est à dire plaire pour piéger, posséder et jouir, comme dans certains certaines formes de séduction amoureuse. Elle pourrait aussi être une stratégie dans le but de gagner une protection. Nous n’avons pas le temps ici de développer ces relations stratégiques mais il serait intéressant de le faire à l’avenir.
Mapping de positionnement des marques de cosmétique selon la forme de masculinité
À partir de cette typologie sémiotique nous pouvons créer un mapping de positionnement. Elle permet de visualiser les archétypes de masculinité mis en avant et visés par les marques. Ces archétypes sont les façons d’être homme que prônent chacune d’elle.
Comme on peut le remarquer, Il y a une forte concentration des marques vers la masculinité conquérante. Cette masculinité est potentiellement le style de vie majoritaire. Avec le féminisme et l’écologie, elle tend à devenir moins présente, voire minoritaire. Nous pouvons observer que les positionnements les moins primés sont les positionnements de masculinité dominée, ainsi que la masculinité protectrice.
Nous voyons ici que les marques ne font pas seulement la promesse d’aider à atteindre un idéal masculin. En effet, il est parfois proposé de garder une masculinité, de la préserver ou de l’amplifier. Cela nous montre que les marques et surtout les produits agissent presque comme des sujets genrés. La façon dont le produit agit sur le consommateur (le répare, le tonifie etc.) est une expression de masculinité. On suppose donc qu’il est préférable pour celui-ci que la masculinité qu’il affiche permette d’atteindre, préserver ou amplifier la masculinité qui le caractérise.
À partir de cet outil, une marque de cosmétiques pour hommes pourrait travailler plus précisément son positionnement qu’avec une simple analyse marketing.
- La masculinité hégémonique : lecture critique d’un concept de Raewyn Connell (Connell’s concept of hegemonic masculinity : A critic, Demetrakis Z. Demetriou, Traduction de Hugo Bouvard) ↩︎